Cybernétique lesbienne
C’est mon premier jour. Je ne sais pas trop ce que je fais là, au moins je serais bien payée. L’homme a l’accueil suit bien le protocole : me demander mon nom ; sortir un petit rire, empli d’un mélange visqueux d’étonnement, d’amusement et de dégout ; me donner un badge et un plan de l’endroit ; pointer sur ce dernier l’endroit où je dois me rendre ; et me souhaiter bonne journée. Le plan est clair, le chemin pour me rendre là où je suis attendue l’est tout autant : pas question de voir quoi que ce soit d’autre, le plan n’est qu’un amas de bruit, un défi donné à la partie de mon cerveau chargée de reconnaître les chemins les plus courts. Je Dois aller là où ce doigt s’est posé, pas ailleurs, d’ailleurs cet « ailleurs » n’existe sûrement pas, à quoi bon ? Sur le chemin, des vitres floutées, des spots blancs à LED, des écrans certainement reliés aux spots pour les régler sur la même fréquence. Il y a aussi des plantes, aucune idée de leur espèce, il faudrait que je me renseigne. Je m’approche d’un des spécimens pour manipuler une de ses feuilles, mes sens extrêmement aiguisés me permettent de conclure : ces plantes sont vraies, elles sont bien parcourues par des veines transportant l’eau de la terre dans laquelle sont plongées leurs racines, elles pratiquent la photosynthèse sous mes doigts, la science est allée bien assez loin pour permettre à des êtres de se nourrir d’une si petite partie du spectre électromagnétique. Je continue dans ces couloirs, jamais je ne prends la mauvaise direction à chaque intersection. Le plan est assez grand pour en voir les détails, et assez petit pour pouvoir le tourner en même temps que soi, ainsi je peux presque me déplacer sur la carte, l’univers tout entier est réduit à 2 dimensions ; tant que je n’apparait pas dessus, j’y gagne. Je finis par arriver à l’endroit que m’a indiquée ce doigt. A priori la seule porte du bâtiment qui peut s’ouvrir est devant moi. Derrière, je trouve un homme maigre et relativement petit, coiffure soignée, lunettes au cadre épais. Il me souhaite la bienvenue avec le même ton que le gars de l’accueil, beaucoup d’informations sur l’endroit où je suis, son histoire, mon histoire aussi, j’apprends tant de choses… J’ai du mal à retranscrire en mots ce qu’on est en train de me dire, mais heureusement un autre doigt vient se poser sur mon plan, m’indiquant la suite de mon parcours. J’ai bien appris à écouter les doigts depuis ma rencontre avec l’homme de l’accueil. Je me mets en chemin accompagnée des même vitres et des mêmes portes.
J’arrive devant la porte indiquée par le doigt à l’étage du dessus. C’est la bonne, il n’y en a pas une autre assez près pour que je puisse les confondre, si ce doigt tout frêle venait à se poser à nouveau sur mon plan pour planer à quelques centimètres de mes cheveux, il ne prendrait pas assez de place pour couvrir une deuxième porte. Je rentre.
De l’autre côté, une salle largement assez grande pour permettre à une personne de travailler sur son ordinateur portable, et éventuellement d’accueillir quelqu’un qui passerait par là, on sait jamais. Dans un coin un distributeur d’eau comme on les croise souvent sur des moquettes, comme si on vendait la moquette avec l’eau : d’ailleurs un petit verre ne serait pas de refus. Je prends un gobelet en carton-plastique et le remplit, la machine fait un silence suffisamment fort pour entendre le flot laminaire de l’eau dans le gobelet. En portant le récipient à ma bouche, je remarque la peu subtile odeur de chlore qui en émane, trop petit pour se baigner : inutile. A ce moment, je remarque 3 autres portes dans la pièce : 2 sur chacun des murs en largeur (finalement cette pièce est peut-être un endroit de passage et la faire assez spacieuse pour accueillir du monde fait sens). J’emprunte la porte exactement opposée et me retrouve dans l’exacte même pièce, le niveau d’eau du distributeur est remonté. J’emprunte la porte à ma droite et me retrouve dans l’exacte même pièce. J’emprunte la porte exactement opposée et me retrouve dans l’exacte même pièce, le niveau d’eau du distributeur est toujours inchangé.
Je ne suis pas sûre de comprendre ce qu’il se passe : pièce copiées ? une seule pièce ? labyrinthe ? fuites de mémoire ? pas mon problème. Je continue : alignement bouteille sud, nord-ouest, sud-ouest, nord-est, nord-est, nord-est, nord-est, nord-ouest, nord-est - toujours pas de plante à l’horizon. Peut-être faudrait-il jouer avec les niveaux d’eau pour identifier la mécanique sous-jacente. Résultats : des fois ça revient, des fois ça revient pas, les conclusions sont compliquées à prendre. L’eau non-bue a envahi la moquette, la faite moisir, fait rentrer la moisissure par mes yeux jusqu’à l’intérieur de mon crâne, mon réseau de connexions synaptiques est utilisée par des microscopiques champignons inconscients des grand motifs constitués par leur environnement : il est trop tard pour identifier l’endroit, elle espère qu’elle sera au moins payée.
Elle continue a déambuler de portes en portes de salle en salle, elle finit par reconnaitre les motifs tracés par l’eau qui grimpe aux murs mais rien n’y fait : pas de chemin à l’horizon, pas d’arrivée. Le bruit de ses chaussures en lambeaux sur la moquette tantôt mouillée, tantôt sèche lui déplait, me déplait également. Sa réverbération malade sur la moquette, le mur en placo et le faux plafond qui n’a jamais couvert quoi que ce soit lui parcourt les veines à une vitesse morbide. Elle finit par emprunter une porte au sud-est et la pièce légèrement différente : un tableau est accroché sur le mur selon la longueur à l’opposé du distributeur.

Elle est là, elle a toujours été là, pas une sensation ne s’est faite sans elle. L’intimité disparait en contractant l’univers entier en un temps fini qui semble comme un instant. La surface humide de sa peau la démange, elle gratte gratte gratte grattegrattegrattegratte, chaque passage de l’ongle dispersant sa peau le long des murs. L’autre en profite pour la parcourir, pour quelle raison ? elle connait déjà tout mieux que n’importe quoi. Elle connait cette peau et tout ce qu’elle relie dans toutes les langues, elle a appris à interroger son essence pour en tirer des descriptions avec n’importe quel alphabet, grammaire et machine sémantique. Celle qui observe le tableau accède en ce moment même à toute cette auto-connaissance grâce à l’autre qui rentre par tous ses trous pour tisser une fine fine toile afin de ne jamais jamais les laisser se refermer. Elle laissera à tout jamais la trace de se labyrinthe de viande qui contrôle la production du filet de bave qui remplira bientôt la pièce, ainsi que le tremblement nerveux de ces doigts bien incapable de saisir le moindre mot. Ainsi je me retrouve à mon bureau, le mur est sec, parfaitement lisible.